Vous connaissez ce genre de moments où le temps se fige, où tout le monde a le souffle suspendu et les yeux rivés sur une scène particulière? Je l’ai vécu ce matin. Ce jeudi, comme d’autres avant, il était question de lutter pour une place dans le wôrô wôrô. Ces matins là, les chauffeurs de taxi sont rois. Du moins sur le trajet Carrefour Koweit – Abobodoumé. Nous étions donc tous pressés d’avoir un taxi pour la gare des bateaux-bus lorsque la scène se produisit.

Il avait l’air tellement apeuré, sa chemise sur l’épaule, faisant un pas en avant, puis en arrière, sans arriver à se décider à y aller. En quelques secondes, il avait attiré la sympathie de tous ceux qui auparavant ne pensaient qu’à obtenir une place dans un véhicule. Une voiture s’arrêta pour le laisser passer et il se mit à courir, manquant de se faire renverser par un taxi qui venait dans l’autre sens. Des clameurs d’indignation s’élevèrent. « Il est mauvais oh! ». La chemise kaki de l’enfant glissa de son épaule et s’étala sur la chaussée. Deux voitures passèrent au dessus sans la toucher. Un jeune collégien récupéra rapidement l’habit pour le rendre à l’enfant, avant de lui même traverser dans le sens opposé. L’écolier et ses autres compagnons continuèrent leur route, sans doute vers l’une des écoles primaires publiques de la zone.

Ça n’a duré qu’une minute, peut-être même moins. Mais je sentais que tous, nous avions retenu notre respiration, comme un seul homme, jusqu’à ce que l’enfant s’en aille. Enfin…presque tous. J’eus finalement un taxi, une place à l’avant même. Et sur la route d’Abobodoumé, une voiture manqua encore de renverser un groupe d’écoliers que notre véhicule s’était arrêté pour laisser passer. Je repensais encore à cette scène lorsque je l’ai remarqué. Un travail de précision, sans doute d’un habitué. Mon sac fourre-tout FNAC a été déchiré par une lame que je devine tranchante. « Mon téléphone ». Mon coeur fit un bond dans ma poitrine en pensant à mon appareil. Je me mis à fouiller sans grand espoir. Mon téléphone était bel et bien parti, envolé, non, volé. À quel moment cela s’était-il produit? Pendant qu’on regardait l’écolier apeuré essayer de traverser la dangereuse route du Koweit? Le charmant quidam ne faisait sans doute pas partie de ceux qui retenaient leur souffle en attendant l’issue de la traversée. Il ne faisait surement pas partie de ceux qui essayaient d’avoir l’un des rares wôrô wôrô en direction d’Abobodoumé. Son souffle, il l’a sans soute retenu uniquement pendant qu’il déchirait ma sacoche. Quelques secondes d’inattention, une lame effilée, une main experte, c’est tout ce qu’il a fallu.

« Je viens de me rendre compte qu’on a volé mon téléphone » dis-je au chauffeur et à la dernière passagère à l’arrière. Plus parce que j’avais besoin de le faire sortir que pour les mots de compassion qu’ils m’ont adressés. Les premières minutes de choc passées, je pensais à manger mon pain condiment. La lame avait déchiré le sachet plastique et la feuille de papier qui l’emballaient. Mais le pain était intact. J’eus quand même beaucoup de mal à l’avaler. Il n’avait pas le même goût que les autres jours. Toutes mes pensées étaient tournées vers mon téléphone volé.

Et si je l’avais plutôt mis dans mon sac à dos? Sottises! L’expert aurait quand même fini par l’avoir. Il aurait même peut-être déchiré mon fidèle compagnon plutôt que cette sacoche. Et si je n’avais pas été au téléphone quelques minutes plus tôt? Ou si j’avais raccourci l’appel pour mettre mon ex-téléphone à l’abri? Ça n’aurait surement pas changé grand-chose. La dernière fois que je l’ai touché, c’était pour éteindre l’alarme. J’étais même agacée qu’elle sonne de plus en plus fréquemment ces derniers jours après que je l’ai pourtant arrêtée. C’était peut-être à ce moment là qu’il l’avait remarqué. Je ne le saurai jamais. Mais au moins, écrire ces lignes a fini par alléger le poids de mes pensées. Ce n’est que du matériel. Un iPhone 6s, mais ça reste du matériel. Enfin, on se console comme on peut…

Chaque jour, des milliers d’enfants manquent de se faire renverser en allant à l’école. À Koweït, c’est surtout parce qu’il n’y a pas assez d’écoles primaires pour le grand nombre d’enfants qui y vivent. Des enfants dont le truand du jour a peut-être fait partie un jour. Peut-être que lui aussi a déjà manqué de se faire renverser sur cette voie. Ou peut-être même qu’il vole aujourd’hui parce qu’entre autres raisons, il n’a pas eu la chance de poursuivre ses études. Ça non plus je ne le saurai jamais. Comment est-ce que je fais pour lier le vol d’un téléphone au manque d’écoles dans un quartier? Je ne sais pas. J’avais juste envie d’écrire pour évacuer. J’ai donc sorti une feuille de papier et un stylo dans le gbaka, en route pour Bassam, et sous l’oeil espion de mon voisin, j’ai relativisé.


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