– Abomination! C’est une abomination! Comment as-tu osé? On n’a jamais vu une telle abomination auparavant!
Abdoul serre les poings et grince les dents. Ça fait plus de quinze minutes que sa tante répète le mot « abomination ». Il en a marre mais se tient assis, la tête baissée. Les pleurs de sa mère lui lacèrent le coeur. C’est uniquement pour elle qu’il continue d’écouter cette litanie de reproches.
– Tu crois que tu es devenu un homme? Pourquoi ne prends-tu pas ta propre maison dans ce cas? Hein? Pourquoi ne vas-tu pas fonder ta propre famille au lieu de passer ton temps à bouffer le riz de mon frère et à user ses draps?
Abdoul se sent au bord de l’explosion. Les cris de sa tante ont attiré quelques badauds. Ils tirent le cou et se mettent sur la pointe des pieds pour observer la scène dans la cour. La petite clôture ne protège pas la famille des regards curieux, pourtant ces regards ne sont presque jamais là les autres jours. D’habitude Ils font la sourde oreille à tout ce qui peut bien se passer dans cette maison. Mais aujourd’hui c’est différent. Aujourd’hui une rumeur importante a voyagé plus vite que la lumière. Il se raconte partout qu’Abdoul s’est rebellé. Il a osé lever la main sur son géniteur. L’homme dont les coups de rein lui ont permis d’être ce qu’il est aujourd’hui. Tous les livres saints interdisent à l’enfant de battre ses parents, peu importe la situation. On s’attire la malédiction divine en maltraitant son père ou sa mère, tout le monde le sait. Mais apparemment ce n’est pas le cas d’Abdoul.

Il est assis, à même le sol, le torse nu, les mains jointes et les bras encerclant ses genoux pliés. Son short bleu a été sali par la poussière. La sueur dégouline de son front et sur son torse malgré la fraîcheur matinale. Le froid de l’harmattan s’est très peu fait sentir dans la capitale cette année. C’est comme s’il attendait ce scandale pour enfin faire acte de présence.
– Toi Fatou, tu as mal élevé tes enfants! J’ai toujours dit à mon frère que tu étais une mauvaise femme. J’ai tout fait pour le décourager mais il s’est quand même entêté à t’épouser. Voilà où ça l’a mené. S’il m’avait écouté. S’il ne s’était pas laissé envoûter par ta beauté de diablesse, -d’ailleurs quelle bonne beauté même ? – il ne serait pas aujourd’hui couché à l’hôpital à cause de ton vaurien de fils !
Abdoul resserre les poings et lève la tête. Il s’apprête à ouvrir la bouche lorsqu’il croise les yeux implorants de sa mère. Il a déjà fait assez de dégâts pour aujourd’hui. Les autres membres de la famille de son père ne tarderont pas à venir. En principe ils auraient dû gérer cette honte entre eux mais Habiba était arrivée alertée par un cri de son frère. Elle habitait à deux maisons de son aîné et se rendait au marché lorsqu’elle a entendu son frère aîné se faire battre par son fils. Un seul cri. Il a suffit d’un seul cri pour qu’elle se rue au secours de Kassoum. Pourtant combien de cris ne sont sortis auparavant de cette même cour? Ainsi donc certains cris valent plus que d’autres? Abdoul s’attend déjà à la foudre qui s’abbatra sur sa tête. Ses oncles voudront sans doute le battre à tour de rôle pour le corriger. Mais si c’était à refaire, il le referait sans hésiter. Il regarde encore une fois sa mère. Sa camisole est en lambeaux, ses beaux cheveux défaits et arrachés par endroits. Cette fois, la bastonnade a été plus rude que d’habitude. Des traces témoignent des mains qui serraient son cou quelques minutes plus tôt. Sans l’intervention d’Abdoul elle serait sans doute morte aujourd’hui. Les larmes abondent sur son visage. Sa beauté est toujours perceptible malgré les cicatrices laissées par le temps et les coups de son époux. C’est elle qui aurait dû être à l’hôpital. Son mari s’y est rendu parce que l’unique coup de poing d’Abdoul lui a cassé une dent. Mais combien de côtes lui a-t-il cassées sans jamais la conduire à l’hôpital? Son dernier né tire sur son pagne pour qu’elle lui donne à manger. Au début il a été apeuré par le spectacle autour de lui, mais maintenant il ne pense qu’à son ventre. D’un tour de main, Fatou le saisit et l’installe sur ses cuisses. Elle essuie ses larmes du dos de sa main gauche, et plonge son sein droit dans la bouche d’Issiaka.
Habiba continue d’abreuver Abdoul et sa mère d’injures. Elle ne pense plus à sa propre famille qui doit manger ce midi. L’honneur de son frère a été entâché. On n’a jamais vu une telle abomination chez les Bamba. Elle hurle que Fatou sera renvoyée chez ses parents dès que son frère sortira de l’hôpital. Elle hurle à l’intention de tous les habitants du quartier, les prenant comme témoins du sacrilège qui vient d’avoir lieu. Ils ne sont que quatre dans la cour, entourés par les paires d’yeux par dessus la clôture. Les gens chuchotent autour d’eux pour commenter la situation. Les autres enfants Bamba sont à l’école. Habiba hurle, hurle, hurle. Elle oublie qu’abomination ou pas, Touré son époux, la rossera comme un animal si le repas n’est pas prêt à son retour du chantier.
Je lis actuellement « Niiwam » de Sembène Ousmane. C’est un recueil de deux nouvelles, dont la seconde est intitulée Taww. C’est justement l’histoire de Taww qui m’a donné envie d’écrire « Abomination ». Je retourne terminer le livre 😊.

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