Tu sonnes à la porte alors que tu as tes clés. Comme d’habitude. Bien que tout semble clos, l’odeur pestilentielle de ton alcool bon marché me parvient avant même que tu n’entres. J’entends les clés que tu tentes tant bien que mal de maîtriser. Tu jures, tu hurles, tu frappes à la porte, puis tu réessaies à nouveau d’introduire la bonne clé dans la serrure.
Je suis assise sur le canapé, les genoux pliés sous mon menton, mes mains les enlaçant comme j’aurais voulu que l’on m’enlace plus souvent. Tu réussis après de longues minutes à ouvrir. Tu m’injuries. Comme d’habitude. Pourquoi ne me suis-je pas levée pour t’ouvrir ? Pourquoi est-ce que la table n’est pas mise ? Pourquoi ? Pourquoi ? Je pourrais te rappeler qu’on n’a plus rien pour faire à manger. Que tu m’as volé toutes mes économies pour te saouler. Je pourrais ouvrir la bouche et te dire à quel point j’ai honte de toi, que j’aimerais que tu sortes de ma vie ou que je sorte de la tienne. Mais je ne dis rien. Je serre encore plus fort mes genoux.
Tu titubes. Toute la pièce empeste à présent cet alcool dans lequel tu te noies. Tu te rapproches de moi. Tes mains crasseuses plongent dans mes cheveux. Tu t’écroules sur le canapé et pose ta tête sur mes genoux. Tu me rappelles à quel point tu m’aimes, que tu as envie de me rendre heureuse. J’ai du mal à me focaliser sur ta voix. Ton haleine fétide me tue. Je sais très bien la suite des événements. Tu vas me rappeler que ce n’est pas de ta faute. Rien n’est jamais de ta faute. Dans quelques secondes tu vas arrêter de parler et te mettre à ronfler. 5,4,3,2,1. Qu’est-ce que je disais ?
Ce soir je ne ferai aucun effort pour te traîner jusqu’à la chambre. Tu dormiras sur le canapé. J’en ai marre de cette vie. J’en ai marre de toi. J’en ai marre de moi. Je m’en veux d’être restée. De ne pas avoir eu le courage de dire merde à cette vie misérable et m’en aller pour toujours. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué. Il m’aurait suffi de claquer des doigts pour recommencer une nouvelle vie, loin d’ici. Loin de toi.
Il y a quelques années, les choses étaient bien différentes. C’était il y a tellement longtemps que parfois je me demande si j’ai rêvé cette vie là. Tu étais plus responsable, plus joyeux, plus sobre. En ces temps là, il y avait toujours de quoi mettre la table. Tu travaillais dans l’une des meilleures entreprises du pays. Tu faisais partie de ceux que l’on appelait les cadres. J’étais si fière de toi ! Et puis du jour au lendemain, tout a changé. On t’a accusé d’avoir détourné des millions. Tu as bien failli aller en prison et j’ai bien failli devenir folle.
Je me lève sans prendre la peine de lever précautionneusement ta tête comme je le fais d’habitude. Aujourd’hui je suis exténuée. J’ai attendu pendant des heures que tu rentres et à présent je me demande bien pourquoi. J’ai laissé une lettre sur la table et je me demande si tu la verras demain, au réveil. Si tu auras mal de savoir que moi aussi j’ai fini par partir, comme les autres. Si tu m’en voudras ou si tu comprendras que j’ai besoin de vivre et que je meurs à petit feu à tes côtés.
Mes pas me dirigent vers la sortie. Tu n’as même pas remarqué ma valise posée près de la porte. Tu es toujours trop saoul pour remarquer quoi que ce soit. Pour voir que je n’ai plus que la peau sur les os. Que je ne souris plus depuis belle lurette. Ma main tourne la poignée mais je ne peux m’empêcher de te regarder une dernière fois. Comme d’habitude. Mais non. Je ne peux pas te laisser comme ça. Je sais que je ne le peux pas. Je reviens sur mes pas, comme d’habitude.
Je t’ai vu sombrer au fil des mois. J’ai cru qu’avec le temps tu finirais par te ressaisir, à chercher à nouveau du boulot. Mais qui voudrait employer quelqu’un avec un passé aussi douteux ? Tu aurais pu quand même essayer, quelque chose de moins glorieux qu’un poste de Directeur Financier mais quelque chose qui permettrait au moins d’assurer les dépenses au quotidien. Mais tu es trop fier pour accepter un boulot qui n’est pas à la hauteur de tes diplômes. Trop fier pour recommencer au bas de l’échelle. Tu as préféré fuir et te réfugier dans l’alcool. Peut être que tu as vraiment été accusé à tort, mais cela ne change absolument rien à la situation. Aujourd’hui, tu es juste un ivrogne dont on doit tout le temps s’occuper. C’est pour ça qu’on est seuls. C’est pour ça que tous nous ont abandonnés. C’est pour ça que maman est partie avec un autre.
Je vais te chercher une couverture dans la chambre et je te borde comme tu le faisais avec moi lorsque j’étais une gamine. Je ne sais plus à quand est-ce que ça remonte. Je ne sais plus quand est-ce que j’ai été une enfant pour la dernière fois. Je n’ai que 21 ans mais aujourd’hui nous avons échangé les rôles et je ne sais plus depuis quand je suis devenue ta mère. La mère de mon père. Je ne sais pas quand est-ce que j’aurai enfin le courage de partir sans me retourner. Mais ce soir, je prendrai encore soin de toi, comme d’habitude.
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