Mon argent, tout mon argent. Disparu, envolé. J’ai beau fouiller, retourner le matelas, regarder dans tous les coins et recoins de ma minuscule chambre. Il n’est plus là. L’argent que j’ai amassé à la sueur de mon corps. L’argent que je prenais plaisir à compter chaque soir avant de m’endormir. L’argent qui me permettait de supporter les regards condescendants des jeunes hommes de ce village. C’est cet argent là que je ne retrouve plus. J’ai l’impression de perdre la tête. Le vertige m’oblige à m’adosser contre les murs de ma chambre. 

Mon père a abandonné ma mère lorsqu’elle était enceinte de moi. Il lui a préféré une jeune fille beaucoup plus agréable à son regard. Pendant toute mon enfance, ma mère m’a répété que les hommes sont inutiles. N’eut été la nécessité de les avoir pour faire des enfants, on aurait pu s’en passer. Il ne se passait pas un seul jour sans qu’elle ne maudisse les mâles. Après le départ de mon père, elle s’est mise à manger sans répit. Lorsque je suis née, elle m’a goinfrée à mon tour. Je suis grosse, et je n’ai pas besoin des autres pour le savoir. Mais je suis aussi riche. Du moins, je l’étais. 

Ma mère a été la première femme du village à vendre du foutou en gros. C’est elle qui m’a initiée au métier. Chaque jour, je prépare, je pile, j’emballe, et je vends. Mes énormes bras me permettent de gagner plus d’argent qu’aucun homme de ce village ne verra jamais de toute sa vie. Je voulais me construire une maison, prendre mon indépendance. Mais ma mère a refusé sous prétexte que cela serait une insulte à l’orgueil des hommes du village. Les femmes n’ont pas le droit de posséder un terrain, et encore moins d’y construire une maison. Enfin, rien ne le dit clairement, mais ça fait partie des choses implicites que tout le monde sait. Si jamais je m’avisais de construire une maison, sans aucun doute beaucoup plus belle, et plus grande que toutes celles du village, les hommes la réduiraient en cendres par orgueil, par jalousie. 

Ma mère est malade et va bientôt mourir. On n’en parle pas souvent, mais nous le savons toutes les deux. Elle peine déjà à marcher debout, et son poids n’arrange pas les choses. Depuis quelques temps, elle me demande de me marier. Elle me harcèle même. Sa meilleure amie est aussi énorme qu’elle, mais moins nantie. Elle a un fils en ville qui s’est fait maçon. Nous nous connaissons depuis l’enfance et il semble logique qu’un jour nous devenions mari et femme. Mais je ne suis pas très pressée. Tout ce qui m’intéresse en ce moment, c’est d’accroître mes affaires. 

La nuit dernière, je me suis déshabillée et je me suis mise à compter mes sous. Fatiguée par le travail du jour, je me suis endormie, les billets éparpillés sur moi, sur le lit, par terre. Ma mère est entrée dans ma chambre et m’a surprise avec tout cet argent autour de moi. Elle a paniqué. Ses cris m’ont réveillée et je me suis contentée de tout ranger sans dire un mot. Je ne pensais même plus à cet incident lorsque je me suis levée ce matin. 

J’ai beau fouillé dans tous les coins, je ne vois plus mon argent. « On m’a pris tout mon argent. Envolé. Disparu. On m’a tuée. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis morte, je suis enterrée. » Je pleure. Je hurle. Je sors de ma chambre les mains sur la tête comme face à un deuil. C’est ma mort que je pleure. La mise à néant de tous mes efforts. 

Ma mère apparait sur le seuil de sa chambre et me regarde sans la moindre expression de compassion. « Tu as fait de l’argent ton époux et il fallait que je fasse quelque chose. J’ai donné tout ton argent à celui qui deviendra ton futur époux. Il l’utilisera pour prendre soin de toi et de vos enfants. Après le mariage, vous irez vivre ensemble en ville. » 

Ma mère est malade et va bientôt mourir. Malgré le feu qui brûle en moi, j’accepte sa décision. Je la considère comme le dernier voeu d’un futur défunt. Mais je me marie surtout pour suivre mon argent. Mon époux ne sait pas d’où viennent tous les billets que sa mère a fourré dans son sac de voyage. Il croit que c’est le cadeau de mariage qu’elle lui a fait. Je ne dis rien non plus. Nous sommes mariés et en partance pour la ville. Je sais que je ne serai pas la seule. Je sais qu’il prendra d’autres épouses après moi. Mais je n’irai nulle part. Je resterai là où se trouve mon argent. Je serai soumise. Je serai une bonne épouse. Je dresserai les nouvelles venues. Je prendrai soin de mon mari jusqu’à son dernier souffle, et je récupérerai tout mon argent. 

Je lis en ce moment « The secret lives of the four wives » de Lola Shoneyin et l’expérience de la première épouse m’a donnée envie d’écrire ce texte. J’y ai rajouté mon grain de sel, mais il est inspiré de l’histoire d’Iya Segi.




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