J’ai un diplôme universitaire et il me semble que c’est ce qu’elles me reprochent. Que vient chercher une jeune femme comme moi dans la couche de leur polygame d’époux? Je suis devenue sa quatrième épouse. C’est donc normal qu’elles m’en veulent. Mais leur haine pour moi semble aller au delà de la simple rivalité entre des femmes qui partagent l’attention du même homme. Elles doivent se réjouir de ma stérilité. Après deux ans de mariage, aucun mois ne s’est écoulé sans que je ne voie mes menstrues. L’amour de mon mari et sa fierté de m’avoir comme épouse a peu à peu laissé place à l’inquiétude et de l’hostilité même, face à mon ventre désespérément plat. 

Ce matin nous sommes dans le bureau du médecin. C’est un homme charmant. À chacune de ses questions, mon mari s’empresse de répondre à ma place. C’est comme s’il essaie de marquer son territoire. Quand il ne comprend pas grand-chose à ce que dit l’homme en blouse, il s’imagine qu’il utilise des termes compliqués pour l’embrouiller. Je ne lui en veux pas trop. Il n’a jamais mis les pieds à l’école. Ni lui, ni aucune de ses trois premières épouses. Peut-être qu’aujourd’hui encore il se demande pourquoi j’ai rejoint sa maison. Ma propre famille ne s’en est toujours pas remise. Après tous les efforts consentis pour mes études, ma mère a l’impression d’avoir été trahie. J’étais sa fille préférée. Elle me montrait en exemple chaque fois que ma petite soeur faisait une bêtise. Comment sa petite fille a pu décider de donner sa jeunesse à un vieil illettré, époux de trois femmes et père de sept enfants? Certaines personnes pensent que c’est pour son argent. Je suis la seule à savoir la vérité. 

« Avez-vous déjà été enceinte? 
– Non, c’est justement pour ça qu’on est là, répond mon époux. – Je vous prie de laisser ma patiente s’exprimer. Elle est assez grande pour le faire. La seule raison pour laquelle vous êtes là, c’est parce qu’elle vous a autorisé à assister à la consultation. – C’est ma femme. – Ici elle est avant tout une patiente. Madame, avez-vous déjà été enceinte? – Oui. 

Je réponds sans jeter le moindre regard à mon mari. Le silence qui suit me laisse imaginer son désarroi. De la tristesse ou de la colère? Je n’en sais rien. – Comment s’est passée la grossesse? – Elle a été interrompue. – Astafiroullah! Docteur où sont vos toilettes ? – Dans le couloir, la deuxième porte sur votre gauche. 

Mon mari sort sans m’adresser la parole. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou m’inquiéter. Le médecin tente de me rassurer. Il y’a certes une probabilité que mon utérus ait été endommagé pendant l’avortement mais on ne peut être sûr de rien sans des examens plus approfondis. Pendant qu’il me parle, je me retrouve dix ans en arrière. 

C’était la première fois que je rentrais aussi tard à la maison. La rencontre de mon club de littérature s’était terminée depuis bien longtemps. Malheureusement, la pluie battait son plein et aucun taxi ne voulait s’arrêter. J’étais trempée jusqu’aux os. Je regardais ma montre sans arrêt mais le temps refusait de se figer. Ma mère devait être inquiète de ne pas me voir arriver. Je marchais en essayant toujours de héler un taxi lorsqu’une voiture m’a dépassée et s’est garée à quelques mètres devant moi. J’ai couru, croyant qu’il s’agissait peut-être de l’un de mes camarades de classe. Je n’ai pas reconnu le visage de l’homme au volant. Il n’y avait aucune trace de l’un de mes amis dans la voiture. J’ai instinctivement reculé de quelques pas. – Tu es trempée, où est-ce que tu vas? – Ça va, je vais prendre un taxi. – Il n’y en a pas dans la zone. Tu es toute seule ici, je peux te descendre au grand carrefour d’Osuntokun pour que tu empruntes un taxi. – Ma mère m’a interdit de monter dans la voiture d’un étranger. – Je ne suis plus un étranger. Je m’appelle Thomas et on a déjà commencé à avoir une conversation assez intéressante. Allez monte, je t’avance un peu. 

Je regarde la voiture et l’homme au volant. Il a l’air de quelqu’un de respectable. J’ouvre la portière et m’installe à ses côtés. Il me demande mon nom. Ses yeux s’attardent sur mon visage, puis glissent vers ma poitrine. Il tourne au prochain carrefour à gauche. – Vous aviez dit que vous alliez me déposer à Osuntokun. – Je dois passer un rapide coup de fil à ma soeur aux Etats Unis. Ça ne prendra pas longtemps. Je te déposerai ensuite au carrefour, où même directement à la maison. – Ma mère va s’inquiéter. – Une grande fille comme toi, tu ne peux pas t’empêcher de parler de ta mère dans chaque phrase. Est-ce que tu es un enfant? Quel âge as-tu? – Je ne suis pas un enfant, j’ai 15 ans. – 15 ans? Tu en fais beaucoup plus. 

Il gare devant une grande villa. Les maisons voisines laissent échapper le bruit des groupes électrogènes. La sienne est plongée dans l’obscurité. – J’en ai pour une minute. 

Il descend et s’enfonce dans le noir avant de revenir cinq minutes plus tard. Il se dirige vers moi, un parapluie à la main. Son costume a laissé place à un short couleur kaki et à un t-shirt noir. – Je dois aller mettre le groupe électrogène en marche. Tu pourrais venir m’aider en tenant le parapluie? – Non, je préfère rester dans la voiture. – Tu seras dévorée par les moustiques. C’est plus confortable d’attendre à l’intérieur. 

Je descends de la voiture en laissant mon sac à l’intérieur pour bien marquer mon envie de ne pas y rester longtemps. Il allume le groupe électrogène et m’installe au salon, pendant qu’il part passer le coup de fil. Je ne devrais pas être là. Mais au fond de moi, je sais que j’avais envie d’en savoir plus. D’en voir plus. C’était la première fois que je montais dans une mercedes. Mon père avait une vieille Peugeot 504 et ma mère a toujours lutté les places dans les transports en commun. J’étais intriguée par le luxe qui se dégageait de cet homme. Je voulais avoir une idée de ce à quoi ressemblait sa vie. À quoi pouvait ressembler une maison comme celle de mes camarades de classe de familles plus nanties. Je suis installée dans le sofa, devant l’immense écran de télévision. Je n’ai pas réussi à trouver comment l’allumer. 

Tout d’un coup, je me rends compte qu’il y a quelqu’un derrière moi. Il est torse nu. Sa poitrine est couverte de poils bouclés et je couvre mes yeux pour ne pas voir cette toison qui se poursuit jusqu’au boxer qu’il porte. – Alors et si on s’amusait un peu avant que tu ne partes? 

Sa voix ne semblait pas admettre de réplique. 

Allez, je vais m’arrêter là. On peut aisément deviner ce qui s’est passé par la suite. On peut aussi deviner pourquoi Bolanle a décidé d’être la quatrième épouse d’un homme plus âgé. Ou pas. Quoi qu’il en soit, ce passage m’a touchée. J’ai eu tellement mal au coeur que je me suis levée un peu pour respirer. Lola Shoneyin décrit l’attaque, comment l’homme à la Mercedes a mis un coussin sur le visage de la jeune Bolanle pour qu’elle soit moins combative. Comment elle est ensuite tombée dans les pommes pendant qu’il accomplissait sa sale besogne. Il a osé lui dire ensuite qu’elle devait être contente parce qu’elle était devenue femme.


« The secret lives of the four wives » est naturellement en anglais, mais je n’avais pas envie de faire une traduction littérale des passages qui me touchent. Je prends donc plaisir à les réécrire à ma manière tout en gardant l’essence de l’histoire au maximum. Le livre est traduit en français, mais je ne sais malheureusement pas dans quelle librairie on pourrait l’avoir ici. Vous pouvez toutefois tenter votre chance sur Amazon. Le titre en français est « Baba Segi, ses épouses, leurs secrets ».


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