Photo originale : Acturoutes
« Il faut m’aider ma sœur ». Je ne m’attendais pas à cette voix. Je ne m’attendais même pas à ce qu’il m’adresse un jour la parole. Chaque jour, lorsque je passe le premier pont qui me mène à Yopougon, je m’attends à voir deux personnes en particulier. Je savais qu’un jour ou l’autre j’écrirais sur l’un ou l’autre. Finalement, j’ai envie d’un texte qui parle des deux, d’autant plus que je les vois au même endroit.
Pour respecter la chronologie de nos rencontres, je commencerai par le premier. Plutôt mignon garçon, joli sourire et un teint noir magnifique, il commence sans doute son voyage dans le tunnel de la vingtaine. La première fois qu’on a échangé, il m’a dit que sa marchandise coûtait 6000 francs. Je pensais honnêtement ne payer que 2000 francs. Je le lui ai dit en riant et je suis partie. Je l’ai revu quelques jours plus tard et je lui ai proposé d’acheter le support de téléphone à 5000 francs. Il l’a lui même fixé au pare-brise intérieur de la voiture avant de courir chercher la monnaie.
Quelques semaines après la vente, le support ne tenait pas convenablement. Lorsque je le lui ai signifié, il l’a aussitôt remplacé gratuitement par un autre. Je n’étais pas très fan de l’image en arrière-plan du nouveau support mais j’ai beaucoup apprécié sa promptitude. Lorsque plus tard un côté de ce nouveau support s’est brisé, alors que je passais sur un nid de poule, il a encore voulu le changer. Je ne savais pas si ça aurait été à nouveau gratuit ou payant mais j’ai décliné son offre. Je n’avais aucun mal à utiliser le support malgré son défaut et je ne voulais pas non plus l’embêter.
Depuis, nous échangeons presque chaque jour une salutation, un hochement de tête, un sourire, mais ni lui, ni moi ne connaissons le nom de l’autre. Je cherche chaque fois son visage lorsque je passe au Sable. Il arrive qu’il change de marchandises selon les saisons, mais il vend presque tout le temps des supports de téléphone pour voiture et des selfie sticks. J’admire sa débrouillardise et sa bonne humeur.
Aujourd’hui après le bonjour, j’ai lancé « ça va ? » Je ne le fais pas d’habitude. La file de voitures avançait et j’ai juste eu le temps de l’entendre me répondre « oui ça va ». J’ai cru dénoter un accent sénégalais que je n’avais pas perçu avant. Peut-être qu’un jour, à la faveur d’un embouteillage, je lui demanderai son nom et s’il vient de la Teranga…
Quelques secondes avant de demander à mon charmant vendeur comment il allait, j’ai entendu la voix de l’autre pour la première fois. C’était totalement inattendu. Lui aussi, je le vois pratiquement tous les jours sur le même tronçon. Il est même plus assidu que le premier. Il est quasiment toujours dans la même position, debout, légèrement voûté, avec un regard lointain que j’évite de croiser. Son accoutrement pourrait susciter des questions sur son état. On supposerait facilement qu’il est fou, et je me suis déjà demandé s’il n’était pas sous couverture pour vendre de la drogue. Débraillé, la barbe hirsute, un chapeau rouge ressemblant à une barrette de curé, j’ai remarqué aujourd’hui qu’il avait un sac noir posé à ses pieds.
J’ai quelques fois des appréhensions lorsque je dois ralentir à son niveau comme c’était le cas il y a quelques heures. Ma vitre était baissée. Je me suis raidie et je m’efforçais de ne pas regarder dans sa direction lorsque j’ai entendu sa voix. « Il faut m’aider ma sœur ». Je m’attendais à un timbre beaucoup plus grave, effrayant même. Au lieu de cela, j’ai entendu une voix similaire à celle de n’importe quel jeune Abidjanais qui a découvert à quel point la capitale peut être difficile.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’adresse la parole et je n’ai pas été aussi prompte que mon vendeur de selfie sticks. Tout s’est passé en une fraction de seconde. J’ai bredouillé l’habituel « je n’ai pas de monnaie » que l’on prononce pour se dérober. Il n’a peut-être pas entendu. Mais lorsque j’ai voulu lui tendre une pièce après avoir repris mes esprits, il avait déjà tourné la tête et remis son masque de mi-fou, mi-dealer de drogue. La file de voiture avançait et j’ai dû suivre le mouvement.
Les livres ont un impact majeur dans ma vie et quelque chose a changé depuis que j’ai lu « Debout payé » de Gauz. Je vois des gens qui m’étaient invisibles auparavant. De toute évidence, comme beaucoup malheureusement, je continue encore de détourner le regard face à la misère, face à ceux qui ne correspondent pas aux standards de la vie 2.0 à laquelle on aspire. Mais parfois, il suffit d’un visage (ou deux), d’un regard, d’une voix, pour que l’on se rappelle que les gens que l’on dépasse aux quotidiens et que l’on fait mine de ne pas voir ne font pas juste partie du paysage. Ils sont porteurs d’une histoire et avec un peu de chance, ont encore des rêves et un coeur plein d’espoir.
Je ne sais toujours pas qui est ce deuxième visage, ni le premier d’ailleurs. Mais la prochaine fois in shaa Allah, je ne fuirai pas son regard…
Votre commentaire