Ce soir c’est le grand soir. Enfin aujourd’hui est le grand jour, mais ce soir a une importance encore plus particulière. Mes doigts glissent sur les perles de la robe. Ils tremblent malgré moi. J’entends Christine me demander si je suis prête. Je lui demande encore une minute toute seule. J’ai besoin de respirer. Inspirer. Expirer. J’ai besoin de me remettre les idées en place. Le  miroir me renvoie l’image d’une femme splendide. Je n’ai jamais été autant maquillée. Fard à paupières ici. Mascara là. Fond de teint sur le côté. Un coup de crayon plus haut. Les accessoires de la maquilleuse ont défilé devant mes yeux de profane étonnée. Je comprends mieux pourquoi Christine met toujours autant de temps à se préparer. Dans le miroir je ne vois pas apparaître mes doutes. Ni ma peur. Juste une jeune femme magnifique qui s’apprête à dire oui à l’homme de sa vie. Enfin si on veut. La vérité est que je ne considère pas Paul comme l’homme de ma vie. Pas encore. Mais j’essaie quand même d’apprêter un sourire pour la circonstance. Je sens le pendentif de maman sur ma poitrine.

« C’est celui que ton père m’a offert pour nos fiançailles. Je l’ai gardé précieusement pour toi et j’espère que tu en feras de même pour ta fille aînée. »

A-t-elle remarqué la tristesse dans mon sourire quand je lui disais merci? Le miroir me montre une femme belle mais faible. Les chaussures que je porte ont coûté une fortune. La robe est celle de l’un des meilleurs créateurs du pays. Mon maquillage porte la signature de l’artiste Makeup la plus en vogue du moment. Mais pourquoi mon coeur ne s’émeut-il pas à l’idée de dire oui à Paul?

– Sara, on t’attend toujours.

– Je t’en prie, une autre minute et je viens.

Christine est ma meilleure amie. Celle a qui je dis presque tout. Elle au moins aurait dû voir ce que les autres ne peuvent entrapercevoir entre mes rires gênés. Suis-je devenue si bonne comédienne? Malgré moi je me détourne du miroir. J’ai enfin trouvé le sourire parfait pour la circonstance. Des larmes coulent mais mon maquillage est à l’épreuve des eaux. Ils n’y verront que du feu, toutes les mariées pleurent sous le poids de l’émotion. Christine me tient la main pour m’aider à descendre les marches. Deux cousines de Paul attendent au pied de l’escalier pour tenir ma traîne. Le chauffeur fait tourner le moteur. La voiture habilement décorée n’attend plus que moi pour rejoindre l’hôtel communal.

Je ne suis plus vierge. Personne ne s’en scandaliserait si on le disait à tous les invités. À une époque, dans d’autres familles, je serais peut être passée par l’épreuve du drap blanc. Mais pas dans ma famille. Chez nous, certaines cousines ont des enfants sans être mariées. On ne les en félicite pas mais ce n’est plus considéré comme un crime de lèse majesté. À 27 ans, personne ne s’attend vraiment à ce que l’on n’ait jamais connu les plaisirs de la chair, et ce peu importe que l’on soit un homme ou une femme.

Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais des doutes comme aujourd’hui. J’allais perdre ma virginité, j’allais devenir « une femme » comme mes amies. Je l’aimais, je l’aime encore. Nos gestes étaient maladroits. Lui non plus ne l’avait jamais fait. Nous laissions nos corps être guidés par la passion qui nous habitait. Nos mains tentaient des caresses fébriles pour faire comme à la télé. Il y avait le danger, l’excitation du danger d’être surpris. Ses parents auraient pu rentrer plus tôt que prévu. Sa soeur aurait pu frapper à la porte. Mais rien de tout cela ne s’est produit. Chacun a enlevé les vêtements de l’autre. Entre des baisers langoureux et nos caresses maladroites, nous avons atteri sur son lit. J’avais apporté un préservatif. J’en avais toujours dans mon sac depuis que j’avais compris qu’il serait mon premier. Je voulais également qu’il soit le dernier. Nous nous sommes aimés comme si c’était la dernière fois. Et puis il y a eu ce coup de fil. Ma mère voulait savoir où j’étais. Je me suis rhabillée précipitamment. Les câlins après coup seraient pour une prochaine fois. Il n’y en n’a pas eu. Il est mort le lendemain, renversé par un conducteur qui avait bu un verre de trop. L’homme s’en est tiré avec six mois de prison. Ange a été raccompagné à sa dernière demeure par sa famille et ses amis. L’homme est sorti libre après deux mois en prison…

Après 7 ans je me rends compte que je n’ai toujours pas fait mon deuil. Pourtant j’ai essayé. Il y a eu d’autres hommes après Ange. Des hommes qui n’ont jamais dépassé la ligne des baisers. Des hommes qui m’ont couverte de cadeaux et d’attentions. Ils ont cru qu’il s’agissait d’un échange où je devais leur offrir mon corps en retour. Lassés, ils sont partis. Pour moi l’acte sexuel n’est pas un commerce où je donne mon corps en échange de l’attention et des cadeaux que je reçois. Je ne leur devais rien pour les mots doux qu’ils me chantaient. Je voulais d’un échange réciproque pendant lequel deux êtres s’offrent mutuellement l’un à l’autre. Je voulais ce que j’avais ressenti avec Ange. Dans sa chambre cette unique fois, l’homme de ma vie m’avait donné un peu de lui en prenant un peu de moi. Je ne voulais pas prendre un peu de tous ces autres hommes. Je ne voulais rien de ceux qui pensaient que mon corps serait une récompense pour leurs efforts. J’aurais pu le leur donner en fermant les yeux mais l’idée de les avoir en moi me répugnait. Et puis il y a eu Paul…

Pendant que la voiture se gare dans l’enceinte de l’hôtel communal, je me demande si je suis réellement prête à lui donner un peu de moi ce soir. Et lui, saura-il me donner un peu de lui? Saura-t-il s’offrir pendant notre nuit de noces ou n’attendra-t-il que je lui donne mon corps en échange de son amour, de sa bague et de l’honneur de porter son nom?


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