Nous sommes dans un monde de plus en plus dominé par le storytelling. Je le sais parce que moi-même je l’utilise au quotidien pour partager mes activités. Mais parfois, on pousse le storytelling tellement loin qu’on a du mal à distinguer le vrai du faux, l’exagération de la réalité. On aime présenter des portraits de personnes qui sont parties de « rien » pour réussir. On va parfois même jusqu’à inventer des difficultés pour que l’histoire paraisse plus héroïque. C’est bien de vouloir inspirer, c’est mieux de le faire en restant honnête. En partageant les vraies réalités du terrain, les difficultés, mais aussi en évoquant les avantages qu’on a eus. En lisant « Outliers » de Malcolm Gladwell, on se rend compte que ceux qui réussissent ne partent jamais de rien. L’environnement et les origines jouent un rôle important dans la construction de l’individu.
Je sais bien que j’ai un mérite pour avoir décidé d’ouvrir le Centre Eulis et d’amener plus de jeunes ivoiriens à lire. Mais je suis également consciente du fait que j’ai eu moi-même pas mal de chance et de facilités pour être à la place à laquelle je me tiens. D’après Malcolm Gladwell, on a tendance à se focaliser sur les traits de caractère personnel des personnes qui réussissent, leur intelligence, leur talent, alors que les causes du succès vont beaucoup plus loin.
Au Canada, dans les années 80, Paula et Roger Barnsley ont remarqué que la majorité des joueurs de Hockey professionnels étaient nés pendant les quatre premiers mois de l’année. Cela était dû au fait que le processus de sélection des joueurs selon leur classe d’âge prenait fin le 1er Janvier. Ce qui signifie qu’un enfant qui a 10 ans le 2 Janvier, joue dans la même équipe qu’un autre qui n’aura 10 ans qu’en juin ou en décembre. Cet écart pouvant aller jusqu’à 12 mois, donne un avantage en termes de maturité physique aux enfants qui sont nés en début d’année. Du coup lorsque les coachs choisissent les joueurs qui représenteront l’équipe, ils considèrent les plus âgés comme les plus talentueux tout simplement parce qu’ils sont plus robustes physiquement. Ces derniers ont ensuite l’occasion de s’entrainer plus souvent, de participer à plus de matchs, et ce qui au départ n’était qu’un avantage physique lié à l’âge, leur permet de véritablement développer de meilleures aptitudes que leurs camarades tout simplement parce qu’ils ont bénéficié de plus d’attention. C’est ce que Malcolm Gladwell appelle l’effet Mathieu. « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » Mathieu 25 : 29. Je ne sais pas si les choses ont changé depuis lors mais cela signifiait que les enfants nés en fin d’année auraient toujours moins de chance de finir professionnels de hockey au Canada à cause d’un processus de sélection arbitraire. Et cela arrive dans plusieurs autres domaines de la vie.

Un « outlier » est une personne dont la vie, les réussites, sortent de l’ordinaire. Certains outliers ont réussi parce qu’ils ont bénéficié de l’effet Mathieu. D’autres parce qu’ils ont eu l’opportunité de s’exercer intensivement dans un domaine. C’est le cas de personnes comme Billy Joy et Bill Gates qui ont eu la chance de côtoyer des ordinateurs et d’accumuler un nombre fou d’heures de pratique à une époque où ces appareils étaient peu accessibles. C’est aussi le cas des Beatles qui à leurs débuts ont eu l’occasion de chanter quasiment H24 lorsqu’ils allaient à Hamburg en Allemagne. Ces milliers d’heures de pratique leur ont permis de s’améliorer et devenir de véritables stars. Ici, Malcolm Gladwell parle de la règle des 10,000 heures. D’après lui, il faut accumuler au moins 10 000 heures de pratique dans un domaine pour atteindre un niveau d’expertise mondiale. Ce n’est pas juste une question de talent. On peut avoir une inclinaison ou un don particulier dans un domaine mais il faut qu’une personne ou une institution nous donne l’opportunité de pratiquer de manière intensive pour réellement faire partie des meilleurs. Il faut avoir la chance de rencontrer cette bonne personne ou institution ou d’avoir des parents qui encouragent notre passion.
Dans « Outliers », Malcolm Gladwell parle également du travail de la sociologue Annette Larau. Larau explique que les parents issus de différents milieux sociaux n’éduquent pas leurs enfants de la même manière. Les parents de classe sociale moyenne ou supérieure pratiquent la culture ou éducation concertée. C’est un style d’éducation qui consiste à renforcer les dons naturels des enfants et à les considérer comme des êtres capables de raisonner, faire des choix, et défendre leurs idées. Ces parents ont tendance à inscrire leurs enfants dans des activités extra-scolaires.
Dans les familles moins nanties, les parents ont tendance à se limiter à mettre leurs enfants à l’école sans les encourager à faire plus d’activités. Ils les laissent eux-mêmes gérer leurs loisirs. C’est une éducation par croissance naturelle. D’après Larau, les deux approches ont leurs avantages et inconvénients. Les enfants de famille pauvre ou de classe ouvrière font parfois preuve de créativité, mais ils ont aussi tendance à trop craindre l’autorité et à accepter certaines injustices. Les enfants issus de milieux favorisés ont plus de facilité à défendre leurs idées en public et à réclamer ce qu’ils pensent leur être dû, au point où ils paraissent parfois à tort ou à raison, arrogants.
L’influence familiale n’est pas juste liée aux proches parents. Elle remonte même jusqu’aux ancêtres. En lisant « Outliers », vous découvrirez par exemple la culture de l’honneur, qui accorde une grande importance à la réputation de l’individu et sa famille. On peut la retrouver chez plusieurs peuples et surtout ceux qui pratiquent l’élevage. Gladwell raconte que cela vient du fait que les bergers doivent constamment protéger leur bétail et paraître faible peut encourager des gens à vous marcher sur les pieds. Il faut donc réagir face au moindre manque de respect pour décourager toute tentative de vol. Les personnes issues d’un peuple avec une forte culture de l’honneur ont tendance à être plus agressives lorsque leur honneur est en jeu.
Avec « Outliers », on apprend comment la culture d’une personne ou d’un groupe de personnes peut être la cause de crashs d’avions et encore pourquoi les peuples de l’Asie du Sud sont généralement très brillants à l’école et particulièrement en maths. Je suis sûre que vous apprécierez de découvrir tout ça quand vous lirez à votre tour.
C’est facile de dire que tout le monde peut réaliser ses rêves. On le dit presque tous. Mais dans la réalité, ce ne sont pas toujours les plus intelligents et les plus talentueux qui réussissent. Certaines personnes bénéficient de plus de chances, d’opportunités que les autres. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont encouragé mon amour pour la lecture, d’étudier dans de bonnes écoles à l’étranger, d’avoir un bon boulot découlant de ces études et que mon père me donne un local pour installer le Centre Eulis. Le milieu dans lequel j’ai vécu et les gens que j’ai rencontrés, ont contribué à influencer celle que je suis et ce que j’ai réalisé.
Certaines personnes qui admirent mon parcours n’ont pas les mêmes cartes en mains et auraient peut-être plus de difficultés à réaliser les mêmes choses que moi. Mais cela ne veut pas dire que c’est impossible. Les chemins à emprunter peuvent être différents et ce qui semble être une adversité peut devenir une source d’opportunité. Malcolm Gladwell donne des exemples dans « Outliers » et explique comment les Juifs sont passés d’une génération de pauvres immigrés à une génération d’avocats réputés. Certaines personnes issues de milieux défavorisés peuvent réussir en utilisant leurs désavantages comme sources de motivation ou en saisissant des opportunités liées à leurs expériences.
Dans un monde idéal, tout le monde aurait les mêmes avantages, opportunités, moyens financiers. Dans un monde idéal, il n’y aurait ni riche, ni pauvre. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal. Je ne dis pas que ceux qui réussissent n’ont aucun mérite. Ce serait faux et Malcolm Gladwell ne le dit pas non plus. Ce sont des personnes qui ont su saisir les opportunités qui se sont présentés à elles. Mais la chance, l’éducation, la culture, l’environnement et même la génétique sont également responsables de certains privilèges. C’est pourquoi, en dehors même du volet religieux, je crois que ceux qui réussissent ou sont plus nantis ont un devoir moral d’aider les autres.
Nous sommes tous uniques et nos parcours le seront tout autant. On peut s’inspirer des autres, et de leur histoire, mais il faut garder à l’esprit que nous ne sommes pas eux. Nous rencontrerons des obstacles différents, et nous aurons des opportunités différentes. Nous devrons faire preuve d’adaptabilité. C’est bien d’essayer de motiver les autres grâce à son parcours mais on peut et on doit faire du storytelling en restant vrai. Il faut raconter ses obstacles tels qu’ils sont, sans rien exagérer et sans rien minimiser, tout en présentant les avantages, les opportunités et les personnes qui ont contribué à notre succès. Il faut changer la manière dont l’on perçoit et raconte le succès parce que personne ne part vraiment de rien.
Je vous recommande fortement de lire « Outliers » de Malcolm Gladwell et n’hésitez pas à lire aussi mon retour sur « The tipping point ».
Votre commentaire